Édouard Louis : "Dans 'Mystery', tout est haletant, haché, intermittent, comme l'amour"

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"Il était difficile pour moi de choisir parmi les films de Lou Ye, tellement chacun d'entre eux m'a marqué : Suzhou River,Nuits d'ivresse printanière… Mais Mystery a sans doute été le plus fort, et l'un des films les plus importants de ma vie. C'est par ce dernier que j'ai éprouvé pour la première fois à quel point la forme esthétique d'une œuvre –  film, livre – portait l'histoire qu'elle raconte et la menait à la perfection, si et seulement si la forme en question épousait totalement le récit qu'elle tente de dire – et donc, qu'une œuvre ne peut être grande qu'à la condition de déconstruire, dans son exécution même, l'image de ce qu'est la forme en art, de ce qu'est une réussite formelle, puisque chaque histoire est différente et mérite en ce sens sa propre forme, ses propres innovations formelles.

Mystery est un film qui parle d'une mort, de plusieurs morts, d'une double vie, d'une enquête, d'un amour haletant et torturé, de la Chine qui se transforme à un rythme effréné. Tout, dans les choix formels du film, raconte quelque chose de ces sujets : les mouvements de caméras vifs, brutaux, rapides, tantôt lointains, tantôt ultra-resserrés, les coupes soudaines d'un plan à un autre. Tout va vite dans Mystery, tout y est haletant, haché, intermittent, comme l'amour, comme les étapes d'une enquête policière, comme la vitesse vertigineuse des transformations de la Chine contemporaine.

À mon sens, certains romans sont illisibles dans la mesure où ils reconduisent une forme esthétique ancienne et qu'ils l'appliquent à des histoires nouvelles. Combien de romans aujourd'hui ressemblent encore à ceux de Zola, avec leurs chapitres bien sages, leur développement de la psychologie du personnage, les dialogues, les 400 pages pour que le livre ne soit ni trop épais ni trop mince ? Toutes ces choses révolutionnaires à l'époque de Zola sont devenues vides avec le temps. De la même manière, certains films, de ce qu'on a appelé l'âge d'or d'Hollywood, sont devenus irregardables parce qu'ils étaient le fruit d'un cinéma industriel, produit en série, avec chaque fois les mêmes codes, les mêmes structures dans lesquelles on insérait des histoires différentes – qu'on pense par exemple à Certains l'aiment chaud, insupportable à mourir en dépit du génie absolu de Marilyn Monroe.

Une manière de dire inédite

Mystery de Lou Ye, comme ses autres films, emprunte la direction opposée et propose une autre manière de dire, inédite. Bien sûr, ce que je décris ici est presque une évidence, et c'est ce qu'ont fait tous les grands noms du cinéma, chacun inventant des formes nouvelles et inconnues : Gus Van Sant, Jane Campion, Lav Diaz, Apichatpong Weerasethakul, plus récemment Saeed Roustaee avec Leila et ses frères.

Mais la première fois que j'ai ressenti cette singularité aussi profondément, c'est en découvrant Mystery – et savoir n'est pas ressentir. C'est pour cela que ce film a été aussi important, et qu'il est, en un sens, le film de ma vie."

Monique s'évade d'Édouard Louis (Seuil). En librairie.

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