Laurent Cantet, mort d'un cinéaste humaniste et engagé

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La seule fois que j'ai rencontré Laurent Cantet, c'était en 2010 dans la pénombre d’une salle de montage. Avec Jean-Henri Roger (lui aussi disparu à 63 ans, mais en 2012), il nous avait invités à venir visionner le petit film, le ciné-tract militant en faveur des travailleur·ses sans-papiers en grève qu'ils avaient, avec d'autres cinéastes, coréalisé, et qui allait être projeté dans les salles de cinéma de France et de Navarre.

Bien qu'il ait reçu la Palme d'or deux ans plus tôt, je n'étais pas tout à fait sûr que ce fût lui (personne ne s'était présenté, nous étions dans une ambiance de simili clandestinité) parce qu'il était discret, souriant, bienveillant, presque timide et ça ne cadrait pas avec l'image que j'avais d'un cinéaste qui avait reçu une Palme d'or – j'ai honte de ce cliché aujourd'hui.

Animal social

Donc : Cantet ne frimait pas, et il avait des idées qu'il tenait à défendre. Né en 1961, dans les Deux-Sèvres, fils d'un instituteur et d'une institutrice, il avait fait l'IDHEC, classe 1984, la dernière promo avant que la plus grande école de cinéma française ne devienne la FEMIS. Parmi ses amis : Robin Campillo (qui fut longtemps son monteur et son scénariste), Dominik Moll, Vincent Dietschy, Gilles Marchand (coscénariste une fois, et dont Cantet fut aussi le chef op sur son premier film), avec lesquels il garda toujours des liens.

Son premier long pour le cinéma, en 2000, écrit avec Gilles Marchand, Ressources humaines, avec le tout jeune Jalil Lespert dans le rôle principal, était déjà politique et une réussite : l'histoire d'un jeune cadre tout frais sorti d'une grande école de commerce que l'on charge d'organiser un plan de licenciement, une "charrette", dont son père, ouvrier, va faire partie… Mais, l'engagement politique, s'il était bien là, n'envahissait pas tout l'écran. Ce qui comptait d'abord, c'était les personnages, les individus, leurs écartèlements moraux, donc humains.

Dans L'Emploi du temps, en 2001, coécrit avec Robin Campillo, il racontait à sa façon l’affaire Jean-Claude Romand (qui avait inspiré un roman à Emmanuel Carrère, L'Adversaire, adapté au cinéma par Nicole Garcia sous le même titre, cet homme qui avait toute sa vie prétendu être un grand médecin alors qu'il n'avait aucun diplôme, et qui, le jour où le voile avait été levé, avait tué toute sa famille, dont ses parents et ses enfants. Mais, Cantet esquivait la tuerie, pour s'attarder sur la figure de cet homme (joué par Aurélien Recoing), qui tous les jours de sa vie faisait semblant d'aller travailler alors qu'il passait ses journées, garé sur des parkings d'autoroute… Toujours l'humain d'abord, écartelé ici entre ses mensonges et le réel, sans place dans la société, alors la jouant.

Des places inconfortables

Dans Vers le sud, adaptation de trois nouvelles de Dany Laferrière, en 2005, toujours écrit avec Campillo, Laurent Cantet racontait l'histoire d'une riche Américaine (Charlotte Rampling) qui allait en Haïti assouvir ses pulsions sexuelles avec de beaux, jeunes et pauvres noirs qui vendaient leurs charmes pour survivre. Sans jugement moral, Cantet n'en décrivait pas moins une société occidentale prête à tout pour s'épanouir personnellement, quitte à détruire, humilier, écraser les ancien·nes colonisé·es prisonnier·ères de leur misère. Le film avait été présenté en compétition à la Mostra de Venise, et le jeune comédien haïtien Ménothy César, y avait remporté le prix Marcello-Mastroianni (le prix du meilleur espoir).

Et puis en 2008 – à la surprise générale il faut bien le dire – Entre les murs, adaptation d'un livre de François Bégaudeau, qui jouait son propre rôle dans le film projeté en fin de compétition, recevait la Palme d'or à Cannes, décernée par le jury présidé par Sean Penn – puis pléthore d'autres récompenses, dont le prix Louis-Delluc 2009. La première Palme d'or française depuis Sous le soleil de Satan de Maurice Pialat, vingt-et-un ans plus tôt (et cette fois sans sifflets ni huées). Quelques mois après cette consécration, le film réunissait 1,6 million de spectateur·ices en France et amorçait une carrière internationale triomphale qui le mènerait même jusqu’à une nomination aux oscars.

Par la suite, Cantet avait aussi réalisé Foxfire : confessions d'un gang de filles (2012), l'adaptation d’un roman de Joyce Carol Oates sur un gang de filles dans les années 1950 aux États-Unis, Retour à Ithaque (2014), un film tourné à Cuba sur ce qu'une dictature exerce sur les êtres qui y vivent, L'Atelier (2017), l'histoire d’une romancière parisienne célèbre de gauche (Marina Foïs), qui s'éprend, lors d'un atelier d'écriture avec un groupe de jeunes en insertion de La Ciotat, d'un de ses élèves imprégné d'idées d'extrême droite, et Arthur Rambo (2021), son dernier film sorti à ce jour, où un jeune écrivain issu de la diversité se révèle être l'auteur de messages antisémites et homophobes sur les réseaux sociaux – un film inspiré par l'affaire Mehdi Meklat. Il travaillait sur un projet de film, intitulé L'Apprenti, qui devait sortir en 2025. Quelqu'un, l'un de ses amis, pourra-t-il le reprendre, le réaliser ?

En novembre 2015, avec Cédric Klapisch, Pascale Ferran et Alain Rocca, Laurent Cantet avait fondé LaCinetek, première plateforme de VOD consacrée au cinéma de patrimoine.
Il est mort ce jeudi 25 avril. Il avait 63 ans.

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