Quand Todd Haynes déconstruit le genre du portrait

Seules quelques scènes l'illustrent dans le dernier film de Cédric Kahn, et c'est en revanche le cœur du nouveau Todd Haynes : les acteur·rices au travail sont des gens encombrants. Dans Making of, Jonathan Cohen interprète une vedette du cinéma français, employé dans un film d'auteur où il incarne un ouvrier gréviste. Le récit est inspiré de faits réels, et l'acteur, obsédé par la vérité, construit son nid chez l'homme qui a inspiré son personnage, fouille dans ses placards pour essayer ses fringues, s'invite à la table familiale pour partager un risotto – processus d'imprégnation réaliste que l'épouse du modèle ne tarde pas à juger extrêmement pesant.

Dans May December, c'est carrément avec à la main un petit carnet et un crayon pour tout consigner que l'actrice hollywoodienne jouée par Natalie Portman s'installe dans la famille dysfonctionnelle de Julianne Moore. Pour camper cette femme inculpée pour une relation avec mineur, mais qui, à sa sortie de prison, a épousé sa victime et fondé avec lui une famille, la comédienne passe progressivement de l'infiltration à l'identification. Improvisée d'abord petit détective traquant les signes et les indices dans l'espoir d'une compréhension en profondeur de son personnage, elle abolit peu à peu la distance avec son modèle, se glisse dans sa vie jusqu'à coucher avec son mari, aspire à ne plus être qu'un reflet.

Comment représenter quelqu'un·e ?

Il y a de la prédation dans cette captation vampirique de la vie de l'autre pour la représenter (et le film de Todd Haynes, plus cruel que celui de Cédric Kahn, tire un parti satirique fulgurant de cette voracité vériste de son personnage). Mais il y a aussi une certaine naïveté dans cette confiance en son propre caméléonisme, cette croyance dans la possibilité que la vérité puisse être produite par la perfection d'une imitation.

Comment représenter quelqu'un·e ? Todd Haynes a consacré une œuvre entière à montrer que ce n'était pas si simple. Que certaines personnes mutaient jusqu'à produire leur propre double (Velvet Goldmine). Certains sujets sont si multiples qu'il ne faut pas moins que sept points de vue différents et sept interprètes conjugué·es pour en retracer toute la complexité cubiste (I'm Not There). De simples poupées sont parfois de meilleurs agents d'incarnation que des comédien·nes (The Karen Carpenter Story). C'est dire si l'investigation sur le terrain de cette actrice interprétée (génialement) par Natalie Portman est crédule. Elle est néanmoins l'outil d'une nouvelle réflexion d'une intelligence ironique zénithale de Todd Haynes sur la représentation. Une de plus. Au profit d'une œuvre légèrement sous-estimée et qui s'affirme pourtant comme une des plus fécondes du cinéma mondial de ces trente dernières années, et dont May December constitue un nouveau sommet.

Édito initialement paru dans la newsletter Cinéma du 24 janvier. Pour vous abonner gratuitement aux newsletters des Inrocks, c'est ici !

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